Une année en pointillé, une année bouleversée par la crise sanitaire puis, après quelques semaines de reprise des activités professionnelles, artistiques et culturelles, un nouveau confinement qui vient éteindre les nombreux événements reportés à l’automne. Comme tous les établissements d’enseignement supérieur les écoles d’art et les écoles d’architecture ont dû fermer leurs portes en mars dernier du fait de la pandémie de coronavirus et faire face à de nouvelles contraintes quelques semaines après la rentrée. Étudier l’art ou l’architecture dans ces conditions est une gageure car les enseignements des écoles supérieures Culture reposent à la fois sur une formation théorique et sur des réalisations sensibles. Depuis le mois de mars, créer sans l’accès à des ateliers techniques, sans l’émulation d’un environnement intellectuel stimulant, sans la place nécessaire pour que les projets se déploient dans l’espace demande à chaque étudiant un engagement personnel qui dépasse sa seule motivation à décrocher un diplôme.

Car créer n’est pas une affaire d’examen mais de nécessité intérieure pour beaucoup des jeunes qui s’inscrivent dans les cursus des écoles supérieures d’art ou d’architecture. Les œuvres qui y sont produites constituent la première étape pour l’insertion professionnelle des créateurs issus de ces établissements et la traditionnelle exposition des Diplômés vise avant tout à offrir une large visibilité à leurs travaux de fin d’étude en direction d’un large public d’une part et des professionnels du secteur d’autre part.

Cette exposition des Diplômé·e·s 2020 ne sera visible qu’à travers les textes, photographies et vidéos qui la documentent car le confinement de cette fin d’année ne permet pas sa visite, ou plutôt devrait-on dire que cette exposition se visite seulement derrière un écran.

Mais le mode de diffusion ne change finalement rien à l’affaire, elle existe bel et bien et elle est très importante. Elle rassemble à Caen les diplômé·e·s des trois écoles de la création en Normandie (l’École nationale supérieure d’architecture de Normandie,l'École Supérieure d’Art et Design Le Havre/Rouen et l'école supérieure d'art & médias de Caen/Cherbourg), après une exposition sur un format similaire à Rouen l’an passé.

La quasi-totalité des travaux présentés ont été réalisés depuis la rentrée de septembre dans les trois établissements partenaires, dans une énergie vitale à créer particulièrement stimulante de Caen à Rouen, du Havre à Cherbourg.

Cette exposition est la première depuis de très long mois pour ces jeunes créateurs, dans un contexte où maintenir un événement public, une manifestation culturelle, est en soi un engagement. Nous avons tenu à aller jusqu’au bout de la préparation de cet événement afin que sa trace demeure, que les jeunes artistes et architectes puissent valoriser cette première expérience post-diplôme d’une exposition collective.

Il faut ici remercier la Ville de Caen de son soutien. Il faut aussi saluer le travail mené depuis plusieurs mois par Matthieu Lelièvre, commissaire de l’exposition, pour son implication auprès des artistes et architectes. Il a su mener ce projet ambitieux avec le souci de cerner les lignes de force de cette jeune création, dans un dialogue fécond respectueux du travail de chacune et chacun.

L'exposition des diplômé·e·s 2020 des écoles supérieures d'art, de design et d'architecture de Normandie est à plusieurs titres une édition singulière. La crise sanitaire a eu un fort impact sur la vie étudiante dans la sphère privée comme publique, individuelle et collective. Réunissant les travaux de 55 diplomé·e·s de grade Master (Bac +5), Manière d'hybrider des mondes constitue à la fois un exercice pédagogique et un projet professionnel, qui auront exigé que chacun.e fasse preuve de créativité dans l'adaptation de projets éventuellement interrompus ou de réactivité dans la création de nouvelles pièces, réalisées dans une période complexe.

Si la référence à des mondes peut comporter une part fictionnelle, cette notion ouvre d'infinies possibilités de concepts et de théories et l'empreinte du mot peut renvoyer aujourd'hui à l'accélération de certaines fragmentations de la société. Le titre de l'exposition détourne celui du recueil de textes philosophiques publié en 1977 par l'historien d'art Nelson Goodman et intitulé Manières de faire des mondes. L'auteur affirme notamment ne pas soutenir l'existence d'une pluralité de mondes, ni même d'un seul. Selon lui, fiction et non-fiction agissent d'une manière similaire sur les mondes réels. Dans la théorie platonicienne, la fiction est très éloignée de la vérité et ne possède aucune existence propre. Elle appartient au monde des simulacres. Cependant, pour Goodman, les mondes de fiction sont des mondes possibles, compris à l'intérieur du monde réel. Dans le chapitre des “mondes en conflits”, l'auteur interroge les vérités associées à cette pluralité de mondes. À travers certains modes de référence, une oeuvre participe à la construction d'un monde et comprendre ces mondes, même énigmatiques, c'est déjà préparer ceux à venir. Partir de ce titre est une façon d'interroger l'engagement, l'empreinte mais aussi la responsabilité des créateurs·rices dans la redéfinition en cours de nos modes de vies et de nos fonctionnements.

Ce projet d'exposition célèbre la capacité des participant·e·s à réconcilier le réel et la fiction et à tracer de nouvelles perspectives. Désignant habituellement le fait de croiser des variétés d'espèces pour arriver à de nouvelles catégories, le terme hybrider induit ici de nouvelles vérités, de nouvelles ontologies et donc, de nouveaux mondes. L'hybridation n'est pas un objet, mais une action qui transforme et modifie notre rapport à notre environnement. Si ce mot employé en art fait souvent référence à l'usage des nouvelles technologies, il semble ici relever plus d'une attitude qui consiste à croiser les formes de pratiques, de fonctions et de statuts à la fois des objets et des savoirs.

L'exercice de l'exposition de groupe et de présentation des diplomé·e·s réunit une large diversité de points de vue, de disciplines, de sensibilités et de préoccupations. Tout en prenant garde à ne pas relier cette diversité créative aux moyens de quelques généralités, il est remarquable que nombreux soient les travaux et les démarches qui placent le processus au cœur même de ces pratiques. Au lieu de s'enfermer dans des disciplines et des catégories, les diplômé·e·s croisent sans cesse les apprentissages et s'emparent des processus et des outils tant techniques qu'intellectuels. Cette résilience et cette détermination mises à l'épreuve et souvent renforcées par la crise sanitaire, semblent leur garantir une flexibilité et une capacité à répondre à des situations qui leur ouvriront de nombreux horizons. Une forme de désintéressement pour l'objet fini qui s'accompagne d'une dé-fétichisation de l'oeuvre semble ainsi se renforcer, pour laisser place aux méthodes, à l'inventivité et à la curiosité. Ce changement de paradigme est peut-être à mettre en relation avec le rejet croissant d'un monde saturé d'objets et d'une conscience écologique et sociale accrue. L'éphémère, la trace, l'histoire personnelle et collective, le processus et le temps constituent ainsi le socle de nombreuses réflexions artistiques.

Que ce soit par la mutation, la réhabilitation des lieux, la transformation des matériaux ou le détournement des procédés, cette exposition célèbre la tendance qu'ont ces jeunes artistes, designers et architectes à décloisonner les mondes et les univers et les encourage à poursuivre cette porosité qu'ils·elles semblent avoir fait, intuitivement ou non, une philosophie, au point d'enrichir le mot hybridation de sens nouveaux.


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